Leur langage a changé, la société et la culture qui les ont vu naître ne sont plus du tout les mêmes... Alors les grands classiques du théâtre, d'ici ou d'ailleurs, sont-ils recevables aujourd'hui sans une adaptation préalable, et une mise en scène qui en accouche d'un spectacle, au sens festif de divertissement mobilisant d'autres arts de la scène ? Partant du principe que le texte est polysémique, que sa résonnance varie selon les époques et les lieux, le metteur en scène se fait co-auteur du spectacle final, tel qu'il se donnera comme événement singulier à un moment spécifique de notre présent... Mais - depuis Copeau, Vilar, Dullin, Barrault -, il se maintient une autre démarche et tradition proclamant « l'éminente supériorité du texte sur toutes les autres composantes du théâtre » (Cf. Jean-Jacques Roubine, « Introduction aux grandes théories du théâtre »). Alors, se mettre au service du texte ou l'adapter et en faire un spectacle pour aujourd'hui ? Ce débat, fécond, existe toujours, au moins dans l'esprit des metteurs en scène.
Le spectacle Cyrano(s) (jusqu'au 15 février 2026 au Lucernaire) témoigne d'un amour sincère du chef-d'oeuvre d'Edmond Rostand, de sa littéralité, de son emphase textuelle, et en même temps d'un désir de l'actualiser. Et cette actualisation passe par le biais de l'aveu, d'un déballage psychologique inspiré de Freud, ou plus précisément d'Adler (infériorité organique et compensation psychique), à savoir que si pour Cyrano de Bergerac son « complexe » était son grand nez, tous nous en avons un que nous dissimulons. Et donc « Nous sommes tous Cyrano » (second titre du spectacle), ayant telle imperfection ou tel défaut, lesquels contribuent pourtant à notre identité. Interprétant à tour de rôle Cyrano en posant sur le visage son appendice nasal, les comédiens nous signifient que tous les personnages sont ici concernés. De plus, scandant la pièce par les aveux au public de chacun de ses membres, la compagnie « Les moutons noirs » entend ainsi rapprocher le drame intime de Cyrano du nôtre... Bien entendu Cyrano de Bergerac, bricolage dramaturgique virtuose avec la comédie héroïque, la tragédie en cinq actes, le drame romantique et le mélodrame populaire, ne recèle pas que cette signification psychologisante. La dimension « cocardière » de ce fameux... panache, dernier mot de la pièce, est aussi à entendre dans son contexte historique, national. Mais « Les moutons noirs », tout en mariant avec brio les genres et en donnant avec conviction ce texte célèbre à entendre, ont fait un choix qui rencontrera beaucoup de sensibilités individuelles. L'approbation large du public en est la preuve...
« Pour aborder son théâtre (...), nous nous sommes appuyés sur un collège de chercheurs spécialistes du XIXème et de l'oeuvre d'Alfred de Musset en particulier », tient à rappeler Éric Vigner, qui a réalisé l'étonnante mise en scène de cette comédie proverbe - genre mineur du XVIIIe siècle et réactualisé par Musset -, Il ne faut jurer de rien (jusqu'au 20 décembre au Théâtre 14). Le texte théâtral, son contexte historique et culturel sont donc pris très au sérieux. Mais on songe d'abord à Marivaux, aux voltes et retournements du « marivaudage », à cet esprit à la fois scintillant, grave et léger. Cependant il y a quelque chose de fragile et déséquilibré, voire de trouble chez Musset, qu'il est difficile de rendre... Un certain nombre de mises en scène, plutôt naturalistes, ont insisté sur le charme et la désinvolture qui se manifestent souvent, sur une éternelle juvénilité frondeuse (névrotique ?) dans ce théâtre, où la jeunesse d'aujourd'hui retrouverait ses attitudes et préoccupations. Mais Éric Vigner a au contraire opté pour une mise en scène où prévaut l'artifice. Où une forme ciselée, procédant de l'opéra baroque et/ou du théâtre ritualisé d'Asie, s'exhibe : les comédiens (la promotion 11 de l'École du Théâtre National de Bretagne), fardés, en position frontale, décomposant le geste, assumant l'emphase et l'affectation, offrent un spectacle inattendu qui accroche les spectateurs. Pourtant, « tout est inscrit dans le texte », répète Éric Vigner, à condition de savoir le lire et déchiffrer sans a priori. La mise en scène découlant de cette lecture n'est-elle pas fidèle au raffinement, à l'élégance des manières, au dédain des conventions, bref au dandysme d'Alfred de Musset qui imprègne son oeuvre ?
Jusqu'au 13 décembre au Théâtre du Rond-Point, Makbeth (le « k » est d'importance !) par le Munstrum Théâtre, d'après William Shakespeare, le spectacle total à grand succès, conçu par Louis Arene et Lionel Lingelser, dans une mise en scène de Louis Arene. Le texte de Shakespeare, émergeant çà et là, est ici le prétexte ou l'occasion d'un véritable feu d'artifice scénique où les accessoires, la musique, les lumières, la chorégraphie, les masques, les costumes, les effets de fumée, les coiffes, les marionnettes, les effets spéciaux, etc. vont ébahir, méduser le public... Et de fait, le Munstrum Théâtre a bien mérité le Prix de la meilleure création d'éléments scéniques, décerné par le syndicat de la critique cette année. Mais certains demanderont évidemment : que reste-t-il de Macbeth dans ce spectacle grand-guignol, à la limite du « gore » ? Et l'on imagine aisément la réponse : il en reste le noyau pulsionnel ! Violent, monstrueux, effroyable et démentiel, l'inspiration vertigineuse de cette tragédie signée par Shakespeare. Et aussi « cette histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur/et ne signifiant rien ».
Alors, mise en scène au service du texte ou du spectacle ? ... Un débat toujours fertile !
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